S'interroger sur la pertinence de slogans militants
On a beaucoup réentendu, depuis le début du procès Pélicot, le slogan “la honte doit changer de camp”. J’entends ce que ce slogan veut dire et dans tous les cas, cela reste un slogan donc il est forcément elliptique mais il me semble nécessaire de l’interroger.
Je me suis toujours demandée pourquoi j’avais échappé au fléau de la honte. J’ai été violée dans les années 90, avec des parents qui ont à chaque fois préféré croire les agresseurs que moi, et pourtant je ne me suis jamais sentie responsable des viols et agressions sexuelles que j’ai subis. Pour autant, la société entière a tenté de me le faire entrer à coups de marteau dans la tête.
La honte est, me semble-t-il, un sentiment associé à l’appartenance à un groupe minoritaire, au sens politique du terme. Bien évidemment, la honte ne nait pas de nulle part, mais des influences directes ou indirectes que nous subissons. Un homosexuel ne se lève pas un matin en ayant honte de l’être ; s’il a honte de ce qu’il est, ce n’est pas de son fait mais de l’homophobie structurelle, directe ou indirecte qu’il subit.
Une victime de violences sexuelles peut ressentir un sentiment de honte parce qu’elle a été élevée dans une société empreinte de sexisme et de culture du viol. La honte n’est donc pas pour moi à proprement parler dans le camp des victimes mais plutôt un sentiment extérieur à elle, qui vient s’imposer. Lorsque Théo Luhaka subit un viol par un policier, à l’aide d’une matraque, en 2017, vont être convoqués des stéréotypes racistes, négrophobes, homophobes et classistes pour rendre le jeune homme coupable de sa propre agression. Surgissent de multiples blagues homophobes sur les réseaux sociaux destinées à rendre honteux un homme qui, rappelons-le, est depuis handicapé à vie et n’a pas obtenu justice.
La honte doit être comprise comme un outil politique pour faire taire les minorités. On vous discrimine en vous expliquant que c’est de votre faute si vous l’êtes. Et pendant que vous êtes tout entier à vous culpabiliser, à vous modifier (comment être une “bonne victime de viol”, comment être une personne racisée que les blancs vont accepter, comment être une personne grosse tolérée par les minces etc.), vous n’avez plus le temps, ni la place de réfléchir à l’injustice de ce que vous avez subi.
pensez un peu. Vous êtes victime de viol. c’est déjà chiant. De là vous avez à dealer, en plus de vos traumatismes éventuels, avec une vie dans une société sexiste et patriarcale où tout vous dit que vous l’avez bien cherché. Vous devez jour après jour, travailler sur le fait que vous n’y êtes pour rien, qu’il y a un seul coupable (on y reviendra en fait ce n’est pas tout à fait vrai) alors que toute la société vous dit le contraire. Vous aurez sans doute à gérer les réactions sexistes de pas mal de gens autour de vous qui vous expliquent eux aussi que vous avez un peu provoqué tout cela. Et enfin vous tentez d’ adopter une attitude (spoiler, attitude qui n’existe pas) pour qu’on vous croie et que vous apparaissiez comme une victime crédible. Ou est le temps, pour vous réparer et considérer le viol comme ce qu’il est, à savoir une arme terroriste patriarcale ? Nulle part. Ce raisonnement ne s’applique donc pas qu’aux victimes de violences sexuelles. pensez aux personnes grosses qui ont l’audace de réclamer un accès à des soins de santé corrects. on les renvoie à la honte d’être gros, considérant qui plus est, que cette situation est réversible et qu’elles ne font décidément aucun effort.
C’est encore un miracle qu’il y ait du militantisme féministe, antiraciste, antihomophobie, transphobie etc etc tant les concerné-es étaient silenciées par la honte qu’on a tenté de leur coller à la peau.
Quan j’entends que “la honte doit changer de camp”, vous allez dire que je pinaille (c’est vrai j’aime bien “pinailler” et je me dis que c’est ainsi qu’on dégage des pistes de réflexion) mais dans quel “camp” est la honte et dans quel autre camp devrait-elle aller ? Il me semble qu’on entend à travers ce slogan que la honte est du côté des victimes et devait aller du côté des agresseurs.
Mais comme on l’a vu, la honte n’est pas spécialement du côté des victimes. Si le terme de “culture du viol” est désormais beaucoup employé, j’ai l’impression qu’on oublie le mot “culture”. Si les victimes ont honte, c’est parce que toute une culture leur dit d’avoir honte. ce n’est donc pas aux victimes qu’il faut s’adresser en leur disant de cesser d’avoir honte - c’est encore une fois leur faire peser une injonction supplémentaire - mais bien à la société toute entière. “Et oui Jacqueline ta mère t’a dit que tu étais un grosse pute quand tu as dit que ton beau-père t’avait violée, le juge t’a demandé si tu avais aimé ca, mais attention, tu ne dois pas avoir honte.” La honte n’est pas ici chez jacqueline, elle est avant tout chez celles et ceux qui ont créé et alimenté ce sentiment chez elle.
Maintenant est ce qu’on a envie que les violeurs, les homophobes etc, liste non exhaustive aient honte ? Encore une fois on n’a pas honte seul dans son coin. On a honte parce que notre entourage, notre culture, nous disent que nous devrions avoir honte de nos actes. Personnellement lorsque je pense à la honte, je pense à la confession. j’imagine des paquets de curés catholiques, au cours de années, qui sont allée se flageller en confession, à qui on a donné une tape sur la tête et sont retournés gaillardement violer des mômes.
Comme je le disais, la honte est pour moi un sentiment lié à l’appartenance à un groupe minoritaire. Il ne peut donc pas être transmis ou s’appliquer au groupe majoritaire celui qui détient les pouvoirs parce que la détention même du pouvoir empêche l’expression de la honte. En ce moment je n’arrête pas de penser au futur procès le Scouarnec, cet anesthésiste qui a violé 300 gamins. comme pour Pélicot, ca va être traité de façon très sensationnaliste et il sera compliqué de faire émerger quelques réflexions. on sait que beaucoup de gens savaient que le Scouarnec était un pédocriminel ; personne à part lui ne va être jugé. Je ne sais même pas s’ils devraient l’être d’ailleurs. Si on commençait à juger tous les gens qui savaient qu’untel est un violeur, il faudrait faire des procès jour et nuit pendant dix ans.
mais je m’interroge donc aussi sur qui devrait honte au juste. Il ne s’agit pas, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, de diluer les responsabilités ; le responsable principal et unique est bien le violeur. Mais la honte, elle ? qui doit la porter ? le seul violeur ? ou aussi celles et ceux qui ont contribué à l’innocenter, le faire se sentir en pleine puissance ?
je vais vous raconter une histoire perso. a 14 ans j’ai été victime d’une agression sexuelle par un prof. Il y avait plein de signes de la dangerosité de ce type. Nous, gamins de 14 ans, avions repéré que ce type était un “gros cochon” qui aimait envoyer les filles en mini jupe au tableau. Assez grands pou comprendre ca, trop jeunes pour comprendre qu’un adulte qui mate des gamines ce n’ est pas un “gros cochon” mais un “pédocriminel”. Bref il m’agresse. Je le dis à ma mère qui en parle à la proviseure. Il en a été conclu que “je voulais me venger car j’étais nulle en maths”. (je devais vraiment être très nulle en maths) (j’avais la vengeance rude quand même) Dix ans plus tard, j’apprends que le bonhomme a été condamné pour viols sur mineures de moins de 15 ans. Ma mère est morte et la proviseure aussi. Elles sont donc inaccessibles à la honte. mais est ce seulement au prof à avoir honte ? Si vraiment l’on tient à ce sentiment ? Bien sur qu’il est seul et unique responsable des actes commis, mais je crois qu’on se trompe à opposer deux camps en ce qui concerne la honte, celui des violeurs et celui des victimes. Il y a tout un camp, toute une société qui protège les violeurs et c’est bien ce camp là qui devrait voir honte, avec eux. (et encore une fois, mais on en parlera une autre fois, je m’interroge sur l’efficacité de la honte sur la non réitération).
merci encore de me lire et me suivre. Merci à celles et ceux qui peuvent se permettre de payer ; c’est précieux pour moi.