La perception du deuil de Mounia Merzouk : entre racisme et misogynie
Mon père est mort en 1998 alors que j’avais 24 ans. Le jour de l’enterrement, ma mère a prononcé cette phrase que je n’ai jamais oubliée alors que j’ai une mémoire de poisson rouge : « je t’interdis de pleurer, ne leur fais pas ce plaisir ». Ma mère est allée à l’enterrement avec des lunettes de soleil, n’a pas versé une larme et est passée pour une veuve joyeuse. Cette phrase s’appuyait sur deux axes. Le premier, peu glorieux, était qu’elle était transfuge de classe. Elle associait l’expression de sentiments à la classe sociale dont elle avait voulu sortir à toutes forces. Pour être bourgeois, il fallait donc, en toutes circonstances, exprimer le moins de sentiments possible et certainement pas de la tristesse. La deuxième était plus personnelle et familiale et je n’ai rien à dire là-dessus.
Même si je trouve cette phrase d’une stupidité confondante, je me suis empressée de l’appliquer. A son enterrement, 20 ans plus tard, je me suis mise à travailler 30 mn après avoir découvert son corps. Une heure après, j’avais prévenu tous les organismes de son décès. A l’enterrement, j’ai simplement murmuré un « tu fais chier » à son cercueil et je n’ai pas quitté mes lunettes de soleil pendant l’enterrement. En 2023, mon compagnon est décédé. Devant son cercueil ouvert, j’ai dit à ma meilleure amie, celle qui est comme ma sœur, de pleurer pour moi (forte pensée au film Conan le barbare. Lorsque la compagne de Conan meurt, son meilleur ami dit « Il est Conan, un cimmérien. Il ne pleurera pas. Alors je pleure pour lui ». Voilà j’ai donc été élevée comme un super héros mascu de film des années 80). A un moment quand la douleur était trop forte, j’ai mis un coup de poing dans un mur (un vrai bonhomme déconstruit je vous dis).
Et je sais que cette attitude ne m’a pas été pardonnée. Je sais que si j’avais pu pleurer, les choses auraient été moins compliquées. Je sais qu’il était attendu que je pleure, car ce sont « des choses qui se font » en particulier quand on est une femme, lors d’un deuil.
C’est pourquoi les réactions à l’attitude de Mounia Merzouk, la mère de Nahel Merzouk, adolescent de 17 ans abattu à bout portant par un policier le 27 juin 2023, m’ont beaucoup touchée.
Bien évidemment, je ne prétends pas comparer ce que nous avons vécu, ni face à la mort, ni dans les réactions à notre deuil. Je sais juste que les réactions à un deuil peuvent sembler inappropriées à celles et ceux qui les observent.
Plusieurs choses se jouent :
- un non-respect des règles implicites et admises en matière de deuil
- une manière de juger dont une femme (a fortiori une compagne ou une mère) doit se comporter lorsqu’elle a du chagrin
- des jugements racistes et misogynes touchant les personnes racisées en deuil.
1. Ces gens qui n’aiment pas leurs enfants
L’amour parental est souvent considéré comme l’apanage des blanc-h-e-s. Nous saurions aimer nos enfants, de la bonne manière, pendant que les Autres le feraient mal, seraient tour à tour trop laxistes, trop autoritaires voire maltraitants, faisant des enfants par atavisme, par ignorance des moyens de contraception, par culture mais jamais par envie véritable.
Des tropes racistes (ex. la “welfare queen” aux États-Unis) posent les mères racisées et pauvres comme irresponsables insinuant qu’elles n’aiment pas ou ne se préoccupent pas correctement de leurs enfants. Ce stéréotype existe également en France avec des caricatures racistes montrant des femmes racisées dont on moque le corps déformé par les trop nombreuses grossesses, faisant la queue à l’aide alimentaire, attendant fébrilement leurs allocations pour acheter leur fameux écran plat.
- La colonisation
La bonne façon de faire famille blanche, n’est pas nouvelle. On retrouve dans toute la littérature coloniale l’idée que les parents colonisés n’aiment pas leurs enfants. La famille des autochtones est vue comme dysfonctionnelle, tout à la fois archaïque et déshumanisée, ce qui légitime les actions missionnaires visant à « corriger » leur organisation familiale. En Afrique de l’Ouest par exemple, les autorités coloniales affirment que le territoire est sous-peuplé à cause d'une forte mortalité infantile, et imputent ce phénomène à « l’incapacité naturelle des mères locales ». Les mères africaines sont alors accusées de manque de savoir-faire médical et puériculteur, et ciblées par les politiques de mise en place d’instituts pour « apprendre à être de bonnes mères ». La colonisation est donc justifiée par une mission civilisatrice qui conduit les colons, à, entre autres, civiliser les colonisé-e-s qui maltraitent femmes et enfants.
- Aujourd’hui
Les personnes racisées vivant en France souffrent donc évidemment des préjugés implantés depuis fort longtemps, entre autres depuis la colonisation.
Les parents d’Asie du sud-est - et en particulier les mères - sont vus comme étant extrêmement autoritaires, voire maltraitants, poussant leurs enfants à l’excellence sans être véritablement capables de les aimer. L’idée qu’il existerait un modèle d’éducation à la « sud-est asiatique » (la fameuse « tiger mom») est aujourd’hui très contesté. En revanche on sait que si les parents d’origine est-asiatique sont perçus comme peu aimants c’est parce que leur amour s’exprime hors des normes occidentales. Beaucoup de blanc-he-s disent souvent que « tous les asiatiques se ressemblent » et on parle souvent de « l’impassibilité asiatique » alors qu’il s’agit juste de notre incapacité en tant que blanc-he-s à lire les émotions chez d’autres peuples. Si nous ne sommes pas capables de lire des émotions, alors nous ne sommes pas capables de lire de l’amour lorsqu’un parent asiatique échangera avec son enfant.
- les parents juifs et spécifiquement la mère juive : @charlotte_afaiii (sur instagram) me fait remarquer que j’ai oublié des parents juifs. Je fais donc cet ajout. La mère juive est perçue comme contrôlante, constamment inquiète pour ses enfants, même adultes, et très présente dans leur vie quotidienne. Elle met en avant tout ce qu’elle a fait ou sacrifié pour sa famille et utilise souvent la culpabilité pour obtenir ce qu’elle veut. Elle parle beaucoup, exprime ses peurs en permanence et se plaint fréquemment de tout (notamment de santé ou du manque d’attention de ses enfants). Elle montre son amour à travers la nourriture, pousse constamment ses proches à manger, souvent en insistant (« Mange, tu es trop maigre ! »). Elle est très attachée à son fils (souvent unique) : ce lien mère-fils est au cœur du stéréotype, avec une forme de dépendance affective et une tendance à infantiliser son fils, même adulte. Le rôle incarné par Marthe Villalonga dans Un éléphant ça trompe énormément et Nous irons tous au paradis, de Yves Robert sont à cet égard éloquents. Le père juif est lui absent ou écrasé par sa femme donc vu comme peu viril et incapable de s’opposer à elle. Ce stéréotype a émergé au sein des communautés juives ashkénazes, notamment aux États-Unis mais il me semble qu’en France il est davantage perçu chez les communautés juives sépharades. Là encore, ce stéréotype dit que les juifves ne sont pas capables d’aimer leurs enfants de façon saine.
...