Parlons du procès de Mazan
Ma mère avait un fort désir d’ascension sociale et, pour cela, a tenté d’apprendre les codes de bourgeoisie de province. Elle associait la bourgeoisie à une forte contention des émotions qu’elle a tenté de m’inculquer.
Mes émotions étaient invalidées, moi qui en débordais.
Il ne fallait surtout pas manifester de joie ou de tristesse, cela manquait de dignité. C’était vulgaire.
Le jour de l’enterrement de mon père, elle m’a interdit de pleurer. J’ai trouvé ça diablement con mais je me suis empressée de le reproduire à tous les enterrement suivants. Je ne pleurais pas, j’avais mes lunettes de soleil sur le nez y compris en janvier. Certain-es me trouvaient si digne et si forte. D’autres pensaient que j’étais un monstre d’insensibilité.
L’absence de dignité c’est ce qu’on reproche aux femmes, aux personnes racisées, aux personnes handicapées, aux personnes grosses, aux homosexuel-les et aux personnes trans.
Lorsque ces groupes sociaux revendiquent des droits, ont le mauvais goût de ne pas être satisfait-es des bribes qu’on leur accorde, osent ne pas vouloir devenir minces, osent ne pas trouver la condition valide comme la seule acceptable, alors on leur reproche de manquer singulièrement de dignité. La dignité c’est ce qu’il manquerait à certains groupes racisés devant la douleur qui les rendrait beaucoup expressifs ce qui ennuie les médecins qui ont autre chose qu’à soigner et soulager des gens.
Le mot “dignité” renvoie à des normes bourgeoises, blanches, sexistes, validistes.
Nous, victimes de violences sexuelles, sommes sans cesse scrutées. Nous sommes soumises à des injonctions paradoxales, ambivalentes, qui changent sans cesse. Nous devons pleurer mais pas trop. Si notre viol a été par trop horrible (selon quelles normes ?), nous devrions avoir le bon goût de nous suicider. Nous nous adaptons en permanence. Même nous féministes, obligeons les victimes à avoir le bon vocabulaire. Nous devons être traumatisées mais nous remettre en selle assez rapidement. Nous devons en vouloir à certains de nos violeurs, moins à d’autres.
Pour vous parler de Gisèle P., je vais vous parler de moi encore une fois. En janvier 2023, j’ai subi un énième traumatisme, extrêmement violent et j’ai immédiatement dissocié. Beaucoup de gens ont encore loué mon immense force. La dissociation est un phénomène biologique indépendant de notre volonté de plus ou moins forte intensité. Vous ne ressentez alors plus d’émotion, ni positive, ni négative. c’est un phénomène très utile pour la survie. L’inconvénient est qu’évidemment votre cerveau ne choisit pas les émotions qu’il bannit ; elles le sont toutes. Je n’étais pas forte, je n’étais pas digne, j’étais juste dissociée. Lorsque je vois Gisèle P., je ne sais pas si je vois quelqu’un de fort ou pas. Ce n’est pas une question qui m’intéresse. Je vois en revanche quelqu’un qui est probablement extrêmement dissocié. Elle l’a d’ailleurs dit “à l’intérieur c’est un champ de ruines”. J’ai appris hier par le LT du procès qu’elle ne peut être aidée par des médicaments, j’imagine à cause de tous les benzodiazépines que son mari lui a faits avaler. je n’ai pas envie de faire endosser à Gisèle P. un costume qu’elle n’a pas demandé.
Je regrette profondément que le huis clos ait été refusé et ce pour plusieurs raisons.
La société française, et nous féministes, faisons peser trop de poids sur Gisèle P.. Ne donnons pas l’étiquette d’héroïne ; c’est lourd à porter quand on doit se reconstruire. Ne personnalisons pas les luttes féministes sans être sûres que les symboles que nous prenons sont prêts à endosser cette responsabilité. Nous passerons tous et toutes à autre chose dans une semaine, un mois ou un an. Et c’est normal ; on ne peut pas, pour notre propre survie, absorber tous les récits de violences sexuelles. Elle ne passera pas à autre chose et se sentira bien seule.
Gisèle P. n’a pas seulement été violée par son mari et de multiples hommes. Elle a appris que son mari avait commis de nombreux actes de violences sexuelles, y compris sur leur fille. Il va être jugé pour tentative de viol, viol et meurtre. Les enfants ont perdu un père, les petits-enfants un grand-père. Tous et toutes doivent associer l’image du bon père de famille avec celui du criminel sexuel. Gisèle P. l’ a dit, elle a du quitter sa maison, ses meubles, qui lui répugnaient ; ce n’est pas rien de ne même pas avoir ce cocon connu pour se reconstruire. C’est un cataclysme absolu qui ne s’arrête donc pas au viol. Gisèle P. l’a assez dit, cela a été un excellent mari. Elle découvre que cela n’est pas du tout le cas et est sans doute en train de réexaminer sa vie entière à l’aune de ce qu’elle sait maintenant.
Beaucoup de victimes l’ont suffisamment dit ; le procès est difficile mais l’après procès peut l’être tout autant. Parce qu’on est seul, parce que la réponse judiciaire ne nous répare pas, parce qu’on aurait aimé que le coupable offre des réponses, des excuses, ou des explications.
Une autre chose que je trouve importante. Après ce qu’il m’ait arrivé en janvier, je n’appréciais rien tant que de croiser des inconnu— es, des gens qui ne savaient pas. Des gens qui me souhaitaient la bonne année alors qu’elle commençait si mal pour moi. En février je suis allée voir un spectacle. A un moment l’amie avec qui j’étais m’a prise par le bras, m’a demandé si ca allait car elle estimait qu’un propos du spectacle avait pu activer mon trauma. C’était très bienveillant. Mais je lui en ai voulu car à ce moment-là le trauma était absent et elle me l’a rappelé. Le visage de Gisèle P. est partout dans la presse. Elle sera reconnue partout. Il n’est pas question de honte. Les gens peuvent être curieux (et vu l’appétence actuelle de beaucoup pour les détails des violences sexuelles qu’elle a subies, cela va arriver fréquemment), empathiques ou plein de pitié. Sans doute qu’à un moment Gisèle - elle commence à le réaliser puisqu’elle demande instamment un apaisement des réseaux sociaux - va vouloir vivre sans être renvoyée à ce qu’elle a vécu, même pour lui témoigner de la sympathie. Cela lui sera difficile. Pensons à cela. Pensons que cette femme n’a pas demandé à ce que nous fassions d’elle le symbole de quoi que ce soit.
Un dernier point qui me semble important. j’ai évidemment tout le respect du monde pour le combat de Caroline Darian, fille de Gisèle P., elle aussi victime de son géniteur (j’emploie le mot qu’elle choisit elle même d’employer) pour faire connaitre la soumission chimique.
Je ne voudrais en revanche pas que ce procès devienne celui de la soumission chimique. Ce qui serait à analyser ici, à juger c’est le régime hétérosexuel et la famille. C’est la façon dont ces systèmes sont constitués, agencés, ce qui permet les violences sexuelles. Pas le temesta. Les propos des accusés nous permettent d’ailleurs de le réaliser. L’un nous déclare que puisqu’il avait le consentement du mari, celui lui suffisait. D’autres nous disent qu’une femme qui simule le coma sur un lit et aime être violée par des inconnus devant son mari que cela excite c’est somme toute un schéma tout à fait normal. Ce n’est pas parce que les médecins ne sont pas formés à la soumission chimique qu’ils n’ont pas aidé Gisèle P., c’est parce que notre société n’arrive pas à accepter que le principal lieu de violences est la famille hétérosexuelle. Lorsque la députée Sandrine Josso se présente aux urgences après avoir été droguée par son collègue Joël Guerriau, elle est immédiatement testée et découverte positive à l’ectasy. Dans un contexte non familial, il est moins difficile (mais pas systématique) de comprendre que des hommes peuvent droguer des femmes afin de les violer. La famille, en tant que pilier du régime hétérosexiste, reste impossible à interroger en France. Son fonctionnement même qui produit de la violence de genre, de la violence sur les enfants, doit être questionné.
Je vous remercie d’avoir pris le temps de lire cet article jusqu’au bout. Si vous le souhaitez, n’hésitez pas à le partager avec votre entourage. Et si vous en avez l'envie, votre abonnement serait un précieux soutien pour moi.