Laisser Oasis et les traumas là où ils étaient

Laisser Oasis et les traumas là où ils étaient

Perdre PiedS
4 min ⋅ 27/08/2025

J’admire profondément les personnes qui sont capables, dans un essai, de convoquer leur propre histoire en l’insérant au milieu d’une analyse. Tous mes travaux sont évidemment issus de traumatismes personnels. Je travaille sur la culture du viol parce que ma mère n’a jamais été capable de croire mes récits de viols et d’agressions sexuelles. Ironiquement à la sortie de mon premier livre, elle m’a dit que c’était grâce à elle que je l’avais écrit car elle m’avait donné le goût de l’écriture. Et j’ai travaillé sur les masculinités pour tenter de comprendre le suicide de mon père. Mais ce ne sont pas des histoires que j’ai convoquées dans mes écrits. J’avais peur qu’on décrédibilise mon travail, qu’on juge que j’étais trop traumatisée pour que ce que j’écrive vaille quelque chose. Peut-être aussi que j’avais la trouille, je ne sais pas. J’aime mieux qu’on m’agresse qu’on me console. Je me souviens lors d’un groupe de parole on devait écrire les saloperies que nos parents avaient pu nous dire. J’étais TRES à l’aise. Puis il a fallu écrire ce qu’ils auraient du nous dire pour nous sécuriser. Je suis bien évidemment sortie de la pièce tellement l’idée m’angoissait d’être consolée et rassurée.
Je vais donc essayer - je ne sais pas si cela sera récurrent - de davantage parler de moi dans mes newsletters, j’espère que cela vous intéressera (la fille pas peu narcissique).

En 1995, j’ai 21 ans et je pars en juillet au festival Les Eurockéennes de Belfort. L’affiche du festival est somptueuse : je vois Jamiroquai, Supergrass, Blur, Ben Harper, Body Count, Public Enemy et évidemment Oasis. A l’époque je me suis un peu assagie mais mes consommations de drogues au festival rendent quand même mes souvenirs flous mais doux également. Les frères Gallagher sont tout jeunes, moi aussi. Je ne sais pas si la vie est belle mais en tout cas elle est drôle car je juge encore mes prises de risques et mes mises en danger amusantes. J’écoute Oasis couchée dans l’herbe, je suis défoncée au possible, il fait beau et chaud.

Trente ans plus tard je suis à Edimburgh assister au concert de reformation du groupe. Le public écossais connait chaque chanson par cœur et la chante à tue-tête. Je ne prends plus de drogue, je suis en gradin et plus en fosse. J’ai 50 ans. Je scrute le visage de Liam et Noel sur l’écran géant ; ils me semblent si marqués, si vieux. On réalise toujours son âge en regardant celles et ceux qui ont le même. Ai-je moi aussi les yeux aussi enfoncés, des rides aux coins des yeux et autour de la bouche ? Je savais que je pleurerais. J’ai pleuré au concert de Guns and roses l’année précédente, des larmes douces d’être avec ma sœur de cœur à hurler (faux pour ma part) sur Civil War. On a braillé notre haine de l’année qui venait de s’écouler et c’était si fort et cathartique.
A Oasis mes larmes sont partagées entre la joie d’enfin les revoir et la tristesse des 30 ans passées.
J’avoue jalouser toutes ces femmes si contentes d’avoir 50 ans alors que je donnerais tout pour refaire ma vie et empêcher les violences, empêcher les traumas, empêcher toutes ces merdes. Je suis arrivée 50 ans alors que ce n’était pas gagné mais à quel prix.

Trente ans plus tard, je n’arrive pas, lors de ce concert à penser aux bons moments de ma vie. Mon père s’est suicidé, C. s’est suicidé, ma mère a déclaré un cancer du pancréas et est morte abominablement, j’ai découvert/réalisé le nombre d’incesteurs, agresseurs sexuels dans ma famille, je n’ai plus aucune famille, un diagnostic de stade pré cancéreux du sein, je suis multi traumatisée par toute cette merde et je ne sais pas quoi faire avec tout cela.

Ou plutôt si je sais, ne pas y penser. Jamais. Enfouir, regarder devant. Au risque de tomber et de ne pas me relever.

Je lis beaucoup chez des militant-e-s anti psychiatrie dire que les traumas sont sociétaux et ce n’est pas la psy qui les résoudra. J’entends et suis d’accord avec l’argument. Mais pour toutes les personnes cassées, que fait-on en attendant ? Oui il y aura moins de traumatismes lorsqu’il n’y aura plus de violences sexuelles, plus d’hommes violents, plus de silences familiaux, plus de familles incestueuses. Mais en attendant.

Une psychologue m’a récemment dit que je n’avais jamais vécu les tristesses inéluctablement liées aux multiples traumatismes que j’ai vécus. Elle estimait que tant que je ne les aurais pas vécus, je serais confrontée à des SSPT et des crises profondes. C’est cohérent. Sauf que je n’ai ni le temps ni les moyens financiers de consacrer autant de temps à ma santé mentale. Je n’ai pas le temps de m’effondrer. Je n’ai pas l’argent nécessaire à des milliers d’heures de psy, à ne pas travailler parce que je suis trop traumatisée pour sortir de mon lit.
Et puis disons le tout net je trouve cela injuste. Je devrais me soigner parce que des gens qui ont été infoutus de soigner leurs propres traumatismes les ont reportés sur moi ? Parce que des hommes n’ont pas pris en charge leur santé mentale et se sont foutus en l’air en se moquant bien des conséquences pour les femmes de leur entourage ? Désolée ca ne passe pas.

Je pense à tout cela en regardant Liam Gallagher qui me parait être toujours aussi violent et toxique. Je me disais que parfois il faut laisser les souvenirs là où ils sont. A la mort de C. j’ai complètement changé de style musical (du rock au hip hop) et je me dis que c’est mieux. La musique est une des rares choses qui me provoquent des émotions, et celles associées au rock n’étaient/ne sont plus que négatives.
Alors peut-être aurais-je du laisser Oasis où ils étaient. Avec mes morts et mes illusions perdues.

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Perdre PiedS

Par Valérie Rey-Robert

Je m’appelle Valérie Rey-Robert et je suis féministe depuis plus de 30 ans.
J’ai beaucoup écrit sur les violences sexuelles, la culture du viol, les masculinités et le sexisme dans la culture populaire.
Etre féministe nous oblige à sans cesse réviser notre copie et penser des situations qu’on n’avait pas envisagées. Tenir compte de l’ensemble des discriminations vécues, penser chaque cas nous fait nous remettre en cause en permanence, nous interroger et repenser nos points de vue.
Et j’ai aussi 50 ans. Ma vie, parfois pas tellement facile, m’a obligée à me confronter à des moments où j’ai douté, ou je doute encore. Il est peu dans mon caractère de le partager et je vais m’y obliger avec cette newsletter.

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