La sororité ne s'entend que si elle est pensée politiquement
Peut-être avez vous entendu parler du livre “Sororité : Le Pacte” de Lucile Peytavin, Aline Jalliet et Maryne Bruneau. Je ne l’ai pas lu mais je me suis intéressée à une publication intitulée “le pacte de sororité” qu’ont partagée plusieurs figures féministes, qui ont été interrogées pour ce livre. Vous trouverez un exemple sur le compte Instagram de Anne-Cécile Mailfert. On y lit par exemple qu’on s’engage à voir les autres femmes comme des sœurs et non des concurrentes ou des ennemies, qu’il faut faire preuve envers elles d’empathie et de bienveillance, qu’il faut leur porter assistance en toutes circonstances, faire preuve d’indulgence lorsqu’elles font le jeu involontaire du patriarcat et apporter du crédit à leurs actes et à leurs paroles. Il ne faudrait pas insulter les femmes, ni les dénigrer et combattre leurs idées et pas leur personne.
Je vous avoue que je n’ai pas compris cette publication (et je l’ai d’ailleurs exprimé sous le post de AC Mailfert). Déjà je ne comprends pas ce qui devrait unir les femmes entre elles ; est ce parce que nous sommes toutes victimes de sexisme ? Mais on ne construit pas pas un pacte sororal ou solidaire sur des discriminations vécues. J’ai été victime de sexisme, de plusieurs viols comme nombre de femmes ; ca ne va certainement pas être l’expérience du viol qui va construire un pacte sororal entre victimes.
Ensuite vivons-nous toutes les mêmes discriminations ? Est-ce que moi qui suis blanche, je vis les mêmes discriminations qu’une femme noire ? Prenons des exemples qui semblent consensuels : l’avortement et la contraception. Au moment où en France métropolitaine des femmes blanches demandent le droit à l’avortement, des femmes noires sont avortées et stérilisées de force dans ce qui était encore les Dom-Tom. A Mayotte en 2023, le directeur de l’ARS a proposé de mener une campagne pour inciter les femmes à être stérilisées alors qu’en France métropolitaine c’est un parcours du combattant pour l’être.
Bien souvent les femmes racisées se voient poussées à prendre des contraceptifs, à avorter, par un corps médical raciste. On craint les grossesses trop nombreuses chez ces populations vues comme peu éduquées, peu conscientes des enjeux économiques à avoir de nombreux enfants et bien surtout il ne faudrait pas qu’ils nous grand-remplacent. Une étude sur le racisme en milieu médical montrait que si une mineure rom arrive enceinte dans un service hospitalier, il y a de grands risques qu’elle ne soit pas signalée aux services sociaux - ce qui est pourtant obligatoire - parce que des nombreuses soignant-e-s se disent que les grossesses précoces sont la normalité dans leur culture. Pour des questions en apparence aussi établies que l’IVG ou la contraception, nous ne subissons pas du tout les mêmes injonctions. Et j’aurais pu évidemment aussi parler des discriminations croisées avec le validisme, la grossophobie, la psychophobie ou la transphobie.
Pourquoi une femme racisée devrait-elle être plus solidaire, plus sorore avec une femme blanche qu’avec un homme noir, qui peut-être qui plus est, son père, son frère, son cousin ou son mari et avec qui elle partage, dans une certaine mesure (puisque là encore hommes et femmes ne vivent pas le même racisme), l’expérience du racisme. Une des victimes de Bill Cosby, l’actrice africaine-américaine Beverly Johnson déclarait ainsi en 2014 “Alors que je luttais avec l’idée de raconter mon histoire […], les visages de Trayvon Martin, Michael Brown, Eric Garner [trois hommes noirs tués par la police], et d’innombrables autres hommes noirs ont monopolisé mes pensées.” Beverly Johnson vivait une expérience sexiste épouvantable mais elle savait et craignait, qu’en dénonçant Bill Cosby, un homme noir, l’ensemble des hommes noirs souffrent de cette accusation puisqu’il y a, bien évidemment, un racisme systémique qui fait qu’un homme noir est beaucoup plus qu’un homme blanc, soupçonné de commettre des viols ?
Pourquoi l’expérience du sexisme devrait-elle supplanter celle du racisme, de la transphobie, du classisme, de la grossophobie, du validisme, de la psychophobie ou de l’homophobie ?
Ce n’est pas parce que nous partageons - dans une certaine mesure comme nous venons de le voir - l’expérience du sexisme que j’ai quoi que ce soit à voir avec des femmes racistes ou transphobes par exemple. Certaines victimes de viol vont par exemple l’expliquer par des raisons racistes : “j’ai été violée par un OQTF il faut tous les foutre dehors”. Je déplore qu’elle ait vécu un viol pour autant je n’ai aucune espèce de solidarité avec elle, d’autant plus qu’elle nuit, par ses propos à la lutte contre les VSS.
La semaine dernière peut-être avez vous vu passer des videos commises par une femme française (ou franco israélienne je ne sais pas) appelée Alexandra Sojfer. Voici un exemple des saloperies qu’elle a pu proférer. Elle est sexiste, raciste, islamophobe, nie le génocide en Palestine. Une bien sale personne. IL y avait mille et une choses à dire devant l’avalanche de videos qu’elle a commise pour nous infliger ses sales réflexions. Et bien de très nombreuses personnes se sont crues autorisées à être antisémites et/ou sexistes (certaines avaient en effet des propos qu’on ne trouve adressés qu’aux femmes racisées). On lui a reproché sa voix, ses vêtements, sa coiffure, son abus supposé de médecine esthétique, son nombre de bijoux.
Encore une fois il y avait des milliards de choses à dire sur le contenu de ses vidéos. Vraiment je mesure mes mots en disant que c’est une personne atroce. Et bien non beaucoup sont arrivés à être sexistes.
Le dénoncer n’est pas faire preuve d’une quelconque sororité envers Alexandre Sojfer. Je ne suis pas sorore et solidaire avec cette personne. Dénoncer le sexisme qu’elle a subi c’est…. dénoncer le sexisme point barre. Pas la défendre. Pas être sorore. C’est à mon avis l’erreur majeure du pacte dont on parlait au dessus.
Vous allez me demander pourquoi est ce que je perds du temps à dénoncer le sexisme subi par cette femme. C’est une vraie question : le temps est précieux.
1. L’éthique n’est pas à géométrie variable et la dignité humaine est inaliénable, même pour celleux qu’on combat. User de propos ou d’attitudes discriminatoires revient à nier cette dignité, ce qui contredit les principes qu’on prétend défendre.
2. Les oppressions ne sont pas des opinions. Le sexisme, le racisme, etc. ne sont pas des outils de débat, mais des formes d'oppression systémique. Les utiliser, même contre un adversaire, revient à légitimer leur emploi et à les reproduire. Si vous êtes sexiste envers une femme de droite, alors il n’y aura rien à dire si un homme de droite l’est contre vous. Et soyons clairs, si un homme de gauche est sexiste envers une femme de droite, il l’est en général, y compris donc contre des femmes de gauche. En essentialisant une personne, on désarme politiquement toute critique construite. Que voulez-vous dire avec un “ah ben Alexandra machin a abusé du botox, lol cette conne”.
3. Cela dessert la lutte politique elle-même. Cela décrédibilise le combat : une attaque sexiste contre une femme d’extrême droite, par exemple, permet à ses partisans de la victimiser et de détourner l’attention des critiques politiques valides. Cela renforce les systèmes qu’on prétend combattre : en mobilisant des stéréotypes sexistes ou racistes, on donne du crédit aux normes oppressives, même si elles visent un adversaire.
4. On peut critiquer sans discriminer. Il existe mille façons de démonter une idéologie ou de dénoncer des pratiques politiques sans jamais tomber dans la violence symbolique envers des groupes minorisés.
Même si à cet instant t, Sojfer apparait comme puissante, elle appartient aussi à un groype minorisé : c’est une femme juive. C’est une question de rigueur politique : s’en prendre à une personne sur des bases racistes ou sexistes, c’est réduire la critique au niveau le plus bas.
5. Cela met en danger les personnes minorisées. Utiliser des attaques discriminatoires, même contre un ennemi, banalise leur usage dans l’espace public. Cela envoie le message que les personnes racisées, femmes, LGBTQIA+, handicapées, etc. ne sont jamais vraiment en sécurité, même parmi ceux qui prétendent lutter contre les injustices. Cela m’est arrivé il y a peu. J’ai posté sur Instagram un screenshot d’un message islamophobe envers Lena Situations. Comme j’ai précisé uniquement en légende ce que j’en pensais, j’ai été beaucoup insultée. Beaucoup de gens pensaient en effet que c’était mon opinion. Et j’ai subi quelques attaques sexistes. Certain-e-s, lorsque je leur ai montré qu’ils avaient mal compris mon propos se sont excusés. Mais le mal était fait : quelle sécurité ai-je face à des personnes censées être mes alliées qui utilisent le sexisme à tout bout de champ ?
6. C’est une exigence de cohérence. On ne peut pas dénoncer l’islamophobie, le racisme systémique ou le sexisme, et ensuite se permettre d’en faire usage parce que « c’est l’ennemi ». La cohérence entre les valeurs et les actes est politiquement capitale.
Mais vous le voyez à aucun moment je ne vois cette femme comme une “soeur” : c’est une ennemie politique. Je n’ai aucun “empathie” ou “bienveillance” envers elle. Je n’ai absolument pas l’envie de lui “porter assistance en toutes circonstances”, faire preuve d’indulgence lorsqu’elles font le jeu involontaire du patriarcat et apporter du crédit à leurs actes et à leurs paroles. Et je considère que l’idée qu’il faut “combattre leurs idées et pas leur personne” est creuse car “comme on ne sépare pas l’artiste de l’homme” il est difficile de séparer la personne de ses idées.
Simplement oui le sexisme n’est jamais justifiable (tout comme le racisme etc). Jamais. Parce que cela ne peut pas être une arme politique de gauche. Ca en est une à droite, à l’extrême-droite et nous ne sommes pas contre elleux. Notre parole politique doit être impeccable (ou tendre à l’être), nous devons la corriger lorsqu’elle ne l’a pas été.
La sororité est un mot certes séduisant mais qui me semble très essentialisant : nous devrions être sorores car nous sommes des femmes (et donc ?) et parce que nous partageons, parfois, des expériences communes. Mais je partage aussi des expériences communes de psychophobie par exemple avec des hommes, des femmes musulmanes partageront des expériences communes d’islamophobie avec des hommes etc. Le “pacte de sororité” omet le concept de discriminations croisées et pire il entend culpabiliser des femmes discriminées, harcelées par d’autres femmes à ne pas les critiquer et à être bienveillantes. JK Rowking ne fait pas “le jeu involontaire du patriarcat” en haïssant et en mettant des millions de livres en jeu pour exclure les femmes trans de la société anglaise. C’est tout à fait conscient, réfléchi, délibéré et cette femme-là est une ennemi politique majeure. Et il est tout à fait inepte politiquement de penser qu’elle mérite notre solidarité et notre sororité. Pour autant oui, on en revient toujours à la même chose, utiliser le sexisme envers elle n’est pas acceptable.
Mais tout comme utiliser la grossophobie envers Meyer Habib, le racisme envers Rachida Dati ou l’antisémitisme envers Polanski ne l’est pas non plus. Par cohérence politique, tout simplement.
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